Rwanda 1994, le journalisme impuissant

Publié le par Etienne Balmer


LE RWANDA ET SES FANTÔMES

Jeune journaliste reporter d’images (JRI), Jean-Christophe Klotz croyait dans la capacité des images à changer le monde. Puis il y a eu le choc du Rwanda en 1994. Plus de dix ans après le génocide des Tutsis par les Hutus, l'ancien JRI revient sur les lieux de ses tournages dans Kigali, des images contre un massacre, un documentaire glaçant et désillusionné sur le journalisme.


Photo : Antonin Sabot - http://antoninsabot.over-blog.com



Comment êtes-vous arrivé au Rwanda en 1994 ?



Jean-Christophe Klotz
 : L’agence Capa, pour laquelle je travaillais à l’époque, cherchait à sensibiliser le public français sur la situation au Rwanda. Il fallait trouver une histoire pour attirer l’œil.  Deux sauces prennent généralement quand il s'agit de traiter d'un pays lointain : les enfants et les expatriés français. Je suis donc parti faire un premier reportage sur les rapatriés occidentaux du Rwanda.


Kigali, des images contre un massacre
, est le récit d’un fiasco…

 
En enquêtant sur les rapatriés, j’appris que deux Français avait refusé d’être évacués pour protéger des gens sur place. Le père Blanchard hébergeait une centaine de civils tutsis, des enfants pour la plupart, dans le presbytère de la paroisse d’un village rwandais. Les miliciens hutus pouvaient débarquer d’un instant à l’autre et faire un carnage. Le regard des enfants que je filmais semblait vouloir dire : « Dépêchez-vous, sinon nous allons mourir ».  

 
Que s’est-il passé ensuite ?


Je suis rentré en France pour monter mon reportage, qui est rapidement passé à Envoyé Spécial. Nous étions à la fin du mois de mai 1994, le génocide tutsi durait depuis près de deux mois, mais on commençait à peine à mesurer l’énormité historique qui était en train de se passer sous nos yeux. Capa m’a renvoyé au Rwanda en juin. Lorsque j'ai enfin retrouvé le Père Blanchard, la paroisse  était sur le point d'être attaquée. J’ai été blessé dès le début de l’assaut et évacué. Du coup, les médias se sont intéressés à mon sort au lieu de se préoccuper de celui des réfugiés de la paroisse. Mes images du mois précédent ont été rediffusées. Mais c’était trop tard désormais : les enfants que j’avais filmés étaient morts, dans l’indifférence générale.
 

Comment avez-vous perçu votre métier après cette tragédie ?


J’ai mis deux ans à me retaper. D’abord physiquement avec ma blessure, puis mentalement. Je ne savais plus si j’avais envie de continuer à faire du journalisme. L’idée de réaliser un documentaire sur mon expérience au Rwanda remonte à 1998. Au-delà du drame de la paroisse, je voulais élaborer une réflexion critique sur les images. Quelques instants avant le début de l’assaut, j’avais décidé d’éteindre ma caméra. Par la suite, on m’a reproché de ne pas avoir filmé les événements. Mais d’autres reporters ont inondé les chaînes de télévision avec des images d’autres massacres, et cette méthode a été tout aussi inutile en fin de compte. Je pense que montrer l’inacceptable, c’est le rendre supportable, quelque part. Et si on perd le sens du témoignage, l’image raconte n’importe quoi. Au Rwanda, on a assisté à ces deux formes du journalisme spectacle. 

"Les journalistes sont devenus des communicants"
 

Que pensez-vous de la couverture médiatique de l’opération Turquoise ?
 

L’opération Turquoise a été montée par la France en juin 1994, dans les ultimes jours du génocide rwandais. L’intervention de l’armée française a été menée comme une vaste campagne de communication. Les journalistes sont devenus des communicants de l’armée française. D'ailleurs, la majorité d'entre eux n'avaient pas suivi le génocide depuis ses débuts. Leurs reportages ont montré nos soldats venant sauver les Rwandais des massacres. Le gouvernement français, qui soutenait ouvertement le régime hutu déliquescent, a surtout laissé filer les responsables du génocide et a fait retarder l’avancée du FPR sur Kigali [le Front Patriotique Rwandais, les rebelles tutsis dirigés par Paul Kagamé, qui a pris le pouvoir par la suite]. J'ai rencontré plus tard un journaliste de la télévision qui a couvert l’opération Turquoise. Il était conscient que les gens accueillant l’armée française à bras ouverts étaient des Hutus qui craignaient des représailles du FPR, après les abominations qu’ils avaient eux-mêmes commis à l’encontre des Tutsis. Le journaliste avait pourtant commenté son reportage dans ce sens, mais la force des images était telle que les téléspectateurs n’ont pas retenu le texte. L’immense majorité des Français a cru que les réfugiés hutus étaient les véritables victimes du génocide. Et après les horreurs des mois précédents que l’on avait visionnées sans sourciller, cette version des faits arrangeait tout le monde. Dans les manuels français d’histoire, on soutient encore de nos jours la thèse du « double génocide » rwandais.

 

Une nouvelle forme de révisionnisme du génocide rwandais gagnerait la France ces derniers temps, alimenté par les conclusions du juge Bruguière…

 

La théorie française politiquement correcte est de rejeter la principale responsabilité du génocide sur le nouveau président rwandais Paul Kagamé, l'ancien leader du FPR. Peut-être bien que Kagamé a commandité l’assassinat du président hutu Habyarimana, au début d’avril 1994. C’était un acte de guerre contingent qui ne peut à lui seul expliquer un génocide d’une telle ampleur, et encore moins en être seul responsable. La sortie en salles de mon documentaire a coïncidé avec l’actualité du rapport Bruguière. J’ai été assailli d’interviews par les médias français. Au début, j'ai cru que c'était une chance pour parler de mon film, mais on m’a posé des questions auxquelles je devais répondre en deux minutes... Les journalistes cherchaient sans doute un partisan « anti-français » et croyaient l'avoir trouvé en ma personne. Mais l’investigation politique n’est pas le propos de mon documentaire. Ma démarche a été d’aller à la rencontre de personnes qui, comme moi, avaient eu foi dans leur métier et dans des valeurs. Une foi qui s’est brisée avec ce qui s’est passé au Rwanda.

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