Clandestins pour des idées

Publié le par Etienne Balmer

Jeunesse à convictions



Au tournant des années 60 et 70, des étudiants pétris d’idées révolutionnaires et écrasés par le souvenir des pères résistants ont connu, de près ou de loin, l’expérience de la clandestinité politique. Voyage à bord de la machine à remonter le temps.

 

« La mélancolie historique, tu l’as têtée avec le lait de ta mère », écrit Olivier Rolin à propos de lui-même, ou plutôt de Martin, son double romanesque dans son livre Tigre en Papier[i]. Difficile de se défaire de la manie du pseudo, quarante ans après mai 68 et l’aventure de la clandestinité d’extrême-gauche. Les jeunes se sentaient privés de « grandes choses » à l’époque. La société française dormait, en pleine digestion de deux guerres mondiales et d’une décolonisation dans le sang algérien. Les ronrons de la légende de la Résistance se confondaient avec ceux de la voiture et du lave-vaisselle fraîchement acquis.

 

La banlieue sent encore le 19e siècle, l’industrie et ses révolutions. Internet n’existe pas, ni les ordinateurs, ni les téléphones portables. Ni le périph, ni le TGV. Le parti communiste rassemble 20% des Français aux urnes : on l'appelle d'ailleurs « le Parti ». La télé trône sur un guéridon et invite chaque soir Pompidou dans le living-room.

 

A Paris, dans les écoles du Quartier latin, tout le monde se pique de philosophie et de politique. « On se poursuivait dans les couloirs de l’ENS [l’Ecole normale supérieure] en disant : il m’a volé mon concept ! » se souvient avec amusement Marc Kravetz, journaliste, ancien responsable de l’UNEF dans les années soixante. Marcuse, Sartre ou Althusser sont des héros. Leurs élèves décident de mettre leurs thèses en pratique. A toute heure du jour et de la nuit, on se réunit dans des chambres d’étudiants et on discute avec exaltation du Vietnam, de l’infamie des bourgeois-patrons, des masses prolétariennes à convaincre. On décide d’agir, on s’organise. C’est l’heure des tracts, noirs d’encre et de mots au vitriol, distribués à l’entrée des usines, sur les marchés. Les premières échauffourées avec la police se produisent. Emois de la première bataille, panache des guerres napoléoniennes.

 

L’ennemi est partout. Les flics, les jeunes fachos d’Occident et de L'Action française, les services d’ordre du Parti communiste, qui voit d’un mauvais œil cette mutinerie brouillonne sur son flanc gauche. Les terres de salut sont lointaines, quasi mythiques : la Chine de Mao pour certains, Cuba pour d’autres. Marc Kravetz se rappelle comment, en plein Mai 68, son ami Pierre Goldman s'est pointé avec une douzaine de guérilleros du Venezuela en transit, à cacher et à entretenir. « On aurait dû leur donner des ponchos et des guitares, cela aurait été bien plus facile pour les planquer ! », s’amuse aujourd’hui le chroniqueur de France Culture.

 

La clandestinité devient une nécessité. Les réseaux se divisent en cellules, on communique par agents de liaison qui portent des messages dans des boîtes aux lettres fictives ou incongrues, un trou d’écureuil dans un arbre du Jardin du Luxembourg par exemple. Les messages sont cryptés selon le système dit du « dictionnaire ». Un livre commun est choisi par les deux bouts de la chaîne, puis chaque lettre du message est indiquée par trois paramètres : la page, la ligne, le nombre de caractères jusqu’à celui qui convient. Des règles de base de la clandestinité, directement inspirées des méthodes de « l’Orchestre rouge », cette toile d’espionnage à la solde de Moscou dans l’Europe nazie.

 

« L’organisation d’un réseau est infiniment plus contraignante que ses raisons d’être », selon Marc Kravetz. Bien que rétif de nature à toute forme d’organisation, le futur journaliste de Libération et de France Culture mène aussi une double vie au courant des années 67-68. Le jeune homme devient tour à tour Christian ou Serge, passeur d’appelés américains désireux d’échapper au Vietnam. « Je récupérais un GI à Francfort, en voiture empruntée, une à deux fois par semaine. Avec mon contact allemand, on fixait une date, l’heure de départ, le point d’arrivée, un point de passage à la frontière… De huit à douze personnes étaient mobilisées pour chaque opération ».

 

La répression policière se fait plus dure après Mai 68. Raymond Marcellin est nommé à l’Intérieur. Sa paranoïa anti-gauchiste provoque un effet miroir auprès des groupes clandestins, qui se radicalisent à leur tour. « Il me semble que nous aurions persisté moins longtemps dans cette exaltation si la police, à commencer sans doute par son ministre, n’avait partagé notre rêve, même si elle devait l’envisager de son côté comme un cauchemar », note Jean Rolin dans son livre L’organisation[ii], qui évoque ses souvenirs d’ancien militant de la Gauche prolétarienne.

 

Malgré leurs précautions, tous les groupes sont infiltrés. Les apôtres maoïstes de la longue marche vers les masses prolétariennes déchantent rapidement. « Le monde ouvrier rêvait de télé et de bagnole », résume Marc Kravetz. Dans les couches populaires, la Cause séduit surtout des marginaux, des louches, des semi-délinquants et des indics de la police. Il y avait un certain « charme de la laideur, une séduction de la non-pensée » dans les versets de Mao, écrit Olivier Rolin, le frère de Jean. Faire le sacrifice de son intelligence était bien, puisque l'intelligence faisait de soi un intellectuel bourgeois. Mais s'il fallait faire le sacrifice de son intelligence pour tirer profits des leçons du Grand Timonier, c'est qu'elles étaient... Quoi, au juste? Doutes inavouables.

 

Jean Rolin fait des adieux en pointillés à la Cause dans les années 70. La drogue s’impose comme un substitut à la révolution. Beaucoup de ses camarades de défonce sont des anciens de l’extrême-gauche, qui comme lui cherchent à retrouver l’intensité de leurs années d’activisme politique. La clandestinité et la haine des flics perdurent, sous le manteau l’héroïne remplace les tracts. Après des années de clandestinité, de fausse identité et de mauvais coups, son frère Olivier enterre les derniers bâtons de dynamite de la Nouvelle Résistance Populaire, la branche « militaire » de la GP. De retour sur Paris, ce dernier se fait oublier, tue le temps « à siffler des ballons de côtes, à enchaîner les parties de flipper… tout seul » dans les troquets de Belleville. « C’était des années désespérées », résume-t-il aujourd’hui. Il revoit ses anciens compagnons de lutte, ils font parfois des réunions philosophiques informelles. La plupart rentre progressivement dans le rang, se tournent vers les lettres, l’enseignement, le journalisme, souvent à Libération. Certains se suicident. En 1979, Marc Kravetz perd son ami Pierre Goldman, l’apprenti guérillero reconverti en petit malfrat dépressif, assassiné en plein Paris dans des circonstances non élucidées.


La même année, un groupuscule d'anarchistes déclare la guerre à « l'impérialisme occidental et sioniste ». Jusqu'à l'arrestation de ses chefs en 1987, Action Directe se déchaîne dans une folle spirale de violence et causera la mort d'une dizaine de personnes, dont le général René Audran en 1985 et Georges Besse, le PDG de Renault l'année suivante. Le journal Libération, fondé en 1973 par plusieurs membres de la Gauche prolétarienne auréolés de l'implication de Jean-Paul Sartre, se repositionne vers la social-démocratie et s'ouvre à la publicité payante au début des années Mitterrand. Louis Althusser, le rénovateur du marxisme de l'Ecole normale supérieure, sombre dans la démence et tue sa femme en 1980. Quelques grands noms de l’extrême-gauche de l’époque sont devenus des notables, de ceux que l’on parlait alors d’éliminer jusqu’au dernier. Tout est fini. Reste le mythe, mi-héroïque, mi-ridicule, d’une jeunesse à convictions qui se rêvait éternelle.


[i]     Olivier Rolin, Tigre en papier, éditions du Seuil.

[ii]    Jean Rolin, L'organisation, Gallimard.

                                                                                                                                                                                                                                                                                   
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